Il arrive que rien, ni personne, ne nous inspire pour nous élancer vers l'écriture d'une critique. Un livre nous emporte, submerge les faits divers qui alimentent nos introductions. On profite de ce bien-être pour contempler le jour qui s'éteint, la nuit étendant ses ombres dans les moindres recoins. Les bruits se raréfiant, on écoute les battements du cœur de la ville, rythme imperturbable de notre condition humaine. On a lu le récent roman de Max Férandon, Un lundi sans bruit.
D'emblée, nous sommes cernés dans un village français, oublié du monde. Y vivent des êtres pittoresques, tel Amédée, le « scieur de long » qui, dans une scierie mal abritée des intempéries, à l'aide de sa « maraudeuse », découpe des arbres en tranches. À pratiquer cette amère entreprise, il a perdu deux doigts « inattentifs ». Après avoir été en « chômage technique » il ne rêve plus qu'à se reposer le lundi. Il en est là de ses réflexions plutôt nostalgiques, quand surgissent devant lui deux « primates », Lazar et Grigor, assis confortablement dans leur BMW. Ils recherchent Goguenard, l'ineffable patron d'Amédée, avec qui ils ont des comptes à régler. À propos d'un tableau volé dans la résidence d'un riche industriel, Raoul de La Mothe Grébière, à la retraite. La fille du soir. À partir de ce tableau, fil conducteur d'une histoire rocambolesque, surgiront des personnages invraisemblables, merveilleusement campés et drôles. Le mime, Quentin Prunier, qui déambule avec son petit cirque, Le Théâtre perdu. La « quatre-vingt-dixgénaire » Simone Marcellin, ancienne institutrice, doyenne du lieu, qui a tant de souvenirs de la Deuxième Guerre mondiale à raconter, dont ceux du petit Jérôme Quermand. Un bout de gamin qui, en réalité, s'appelait Josef Ackermann. Il y a aussi Vincent, chômeur institutionnel, « qui saute de stage en stage comme on joue à la marelle. » En ce moment, il conduit le camion de la bibliothèque départementale en attendant de trouver mieux. Les Tardieu, elle, institutrice retraitée, lui, ancien percepteur du Trésor public. L'auteur, avec beaucoup d'humour, se demande ce qu'ils font ensemble. Dresse un tableau primesautier, bien que digne, de ceux et celles qui gravitent autour de Goguenard en fuite, poursuivi par les deux frères arnaqueurs. De ce fait, nous connaîtrons les regrets et les secrets — en ont-ils véritablement ? —, plus ou moins pathétiques de chacun des protagonistes aux prises avec les relents éhontés d'une guerre, dont les blessures apaisées ne parviennent pas à cicatriser.
Si l'action désopilante des villageois se déroule en un lundi pluvieux de ces dernières années, la mémoire est si prolixe, à fleur de peau, qu'une fois les deux Ukrainiens détalés vers de hasardeuses aventures, il était inévitable que, par la voix de l'écrivain, le village ne bondisse pas soixante-dix ans en arrière, en juin quarante-trois, territoire occupé par les Allemands. Nous y retrouvons les « Grands Anciens », jeunes et résistants. L'enfant Josef Ackermann et ses parents, noyau disparate réfugié à la campagne, chacun s'ignorant presque. Un fonctionnaire de la préfecture répondant au nom gonflant de Raoul La Mothe Grébière. Possesseur d'un tableau alors inconnu, peint par un nazi au regard triste, gamin dramatiquement doué. Mais le personnage qui domine ces années outragées est un curieux officier allemand, le capitaine Brehmer, qui, malgré lui, sauvera les villageois d'une mise à mort certaine.
L'originalité du roman tient dans la non linéarité du récit. La mémoire se propage avant que les faits n'aient causé leurs ravages envers les uns, sauvé les autres d'offensantes humiliations. Les camps de concentration diffusent leur odeur de charnier. Dans une sorte de vie communautaire, comme seules les guerres savent parfois susciter, les langues se taisent, les silences obstruent l'immédiat. L'instant présent a des saveurs que le temps et ses oscillations ne peuvent diluer.
On a aimé l'humour décapant, le style vif, tonique et poétique, que Max Férandon a utilisés pour mettre en branle un village aux prises avec deux malfrats sortis tout droit d'une étonnante boîte de Pandore. Des faux jumeaux, symbole à peine dissimulé de sinistres démons, qui éveilleraient la mémoire à des réminiscences antérieures, activant des êtres presque surannés. Une fois l'agitation passée, semblables à Amédée, le scieur de long, les villageois n'aspirent plus qu'à se ranger parmi les lundis tranquilles qui leur restent à vivre.
Un lundi sans bruit, Max Férandon
Éditions Alto, Québec, 2014, 192 pages
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire
Commentaires: