Pensées éparpillées de fin d'été. On a visité quelques blogues qui parlent de livres, on est vite revenue à ce qu'on écrit. On a flâné dans le parc, observé hommes et femmes accablés par la chaleur, préoccupés de leur bronzage. Manière insouciante d'oublier que le monde se porte mal. Notre planète bleue, la Terre, commence à s'essouffler. On fait de même quand on regarde la pile de livres qui ne demandent qu'à occuper nos insomnies. On a lu le sixième roman de Catherine Mavrikakis, Une ballade d'Ali Baba.
Nous sommes en 1968. Érina, fille aînée de Vassili Papadopoulos, nous entraîne au cours de son voyage qu'elle a fait à Key West avec son père et ses sœurs jumelles. Elle n'avait que neuf ans, les jumelles cinq. Pour fêter l'année nouvelle, ce père divorcé tient à ce que ses filles voient la mer. Voyage effréné qu'Érina se remémore avec un humour tendre. Ils ont roulé deux jours, ont visité la boutique d'El Pedro, capharnaüm à souvenirs, ont vu la mer durant trois jours, puis sont retournés à Montréal dans un laps de temps aussi court. Instants fervents et fiévreux. En 1970, à Las Vegas, Érina sert de « gri-gri » à son père un soir au casino. C'est un passionné du jeu de craps. Elle est fière de tenir compagnie à ce père tant admiré par les femmes, tant aimé par la fillette. En 2013, Érina est devenue une femme, elle enseigne, se spécialise dans l'œuvre de Shakespeare, Hamlet en particulier. Elle est aussi écrivaine. Depuis neuf mois, son père est mort, elle semble avoir perdu de vue sa mère et ses deux sœurs. Ce soir-là, elle se hâte vers la bibliothèque de l'Université McGill alors qu'une violente tempête de neige sévit. L'obscurité commence à descendre quand elle aperçoit un vieil homme frêle marcher péniblement dans le blizzard. Surgit une « déneigeuse à chenilles » qui risque de renverser et d'écraser le vieil imprudent. Hanté par son père, qu'elle voit un peu partout, Érina se précipite, bouscule le vieillard dans un tas de neige, le sauve in extremis. Quand il se relève, il est heureux de revoir sa fille. Il lui tient une diatribe endiablée sur les dernières années qu'il a vécues avec sa mère. N'a-t-elle pas pris soin de lui avant qu'il meure ? Sur ses amours avec des jeunes femmes, sur l'amitié, sur le fait qu'Érina n'ait su fonder un foyer. Sur Sofia, sa vieille compagne actuelle. Sidérée, Érina évoque l'époque où son père vivait parmi eux, l'époque des possibles alors qu'elle se trouve dans une situation improbable face à ce vieillard qui prétend être son père.
L'évocation de ce père mythique interviendra toujours hors du temps, ce " temps hors de ses gonds ", propos cité dans Hamlet, œuvre à laquelle Érina a consacré deux chapitres de sa thèse. Nomade impétueux, vif et roublard, Vassili Papadoulos est un immigrant grec qui a quitté Rhodes en 1939 avec sa famille pour Alger où, très jeune, il dut gagner sa vie. Plus tard, à New York où il se plaira à jouer à l'Américain. Cet homme, qui se montre tel le spectre du père de Hamlet, demandera un ultime service à sa fille. En cette nuit enneigée, il lui donne rendez-vous au premier jour du solstice d'été dans le cimetière où la mère d'Érina a fait construire un « grand monument pompeux [ ... ] » Si Hamlet redoute pour diverses raisons d'accomplir la vengeance ordonnée par le spectre paternel, Érina n'hésitera pas à se conformer au dernier désir de son père à elle, mais aussi à le cerner dans un avenir qu'elle n'imagine plus sans sa présence aléatoire. Il sera lové au cœur de tous les possibles, il sera dans tous les récits, il ne sera plus rien, conclut l'écrivaine.
D'une écriture redoutablement efficace, mettant en relief son style inimitable, Catherine Mavrikakis touche au cœur de sa peine, son père étant mort un an et demi plus tôt. Tendresse et humour, lucidité et originalité font partie de la démarche intelligente et brillante que l'auteure a tentée en compagnie de fantomatiques souvenirs, comme le deviennent les réminiscences quand l'usure de la souffrance a atténué le manque d'un être irremplaçable. La mémoire, pas mieux que l'écrivaine, ne tient compte d'aucune chronologie, l'ordre du temps n'existant pas. Le désordre, ici, dressant le magistral portrait d'un homme qui, sans cesse, a frôlé les frontières permises de la vie et de la mort. Toujours avec excès, avec éclat. Mais aussi toujours dans la fuite des autres et de lui-même. Qui mieux que sa fille pouvait interrompre sa course infernale pour, enfin, se mesurer à la grandeur variable de l'éternité ? La ballade de Vassili Papadopoulous nous rappelle celle d'un autre Grec, étourdissant et charmeur, fredonnée et dansée sous soleil intense, scandée des accords du santouri. Sans hésitation aucune, on nomme Alexis Zorba, délivré de toute croyance, épris lui aussi de liberté, d'un insatiable besoin de ne rêver que de châteaux en Espagne.
La ballade d'Ali Baba, Catherine Mavrikakis
Éditions Héliotrope, Montréal, 2014, 212 pages
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