On aime les nombres impairs. Les nombres pairs, trop simples à résoudre, nous ennuient. On aime la trinité des êtres et des choses, le triangle d'une île déserte repérée dans internet, le trèfle à trois feuilles qui ne porte pas bonheur, le trio théâtral des couples las de s'aimer. On aime que deux hommes occupent notre espace vital et composent pour trois une aria harmonieuse. On a terminé de lire le récent roman de Marie-Christine Arbour, Schizo.
Qui parle d'enfance, bien souvent a le sourire aux lèvres, des larmes aux yeux. Nous y décelons un nostalgique désir de recouvrer le vert paradis. Ce qui n'est pas le cas de Christine, la narratrice de ce long récit plus que moins autobiographique. Les jeunes années sont partagées entre une mère instable, un père mal à l'aise entre sa femme et sa fille. Il les quittera pour une autre, trop jeune, qui le quittera à son tour pour un homme de son âge. C'est aller vite dans le temps routinier d'une fillette qui grandit mal, intelligente et lucide, en compagnie d'une mère qui cherche le compagnon idéal. Qu'elle ne trouvera qu'à travers sa fille, à la fois mère castratrice, amoureuse d'une image qu'elle se fabrique pour ne pas être seule. La solitude s'avère le drame de cette femme traumatisée par la rupture brutale d'un foyer duquel elle ne peut se passer. Symbole d'une féminité discutable : ses longs cheveux, les hommes les préfèrent aux cheveux courts, confiera-t-elle à Christine qui, elle, s'installe dans une androgynie sans cesse remise en question. Cheveux longs, cheveux courts, de curieux hommes feront partie de son univers interlope, déjà dépeint dans des romans précédents. Douée pour les mathématiques, elle fréquente l'université, soutenue financièrement par son père. Les algorithmes apaisent ses tourments de jeune femme cherchant un absolu masculin dans des amours de pacotille, d'appartements sordides en quartiers lugubres, de Vancouver au Québec. Va-et-vient géographique, métronome sentimental qui la précipitent dans une dépression soignée à coups de médicaments, desquels elle devient dépendante. Au loin la mère veille, sujette elle aussi à des vides intérieurs que ne comble pas la présence de compagnons versatiles. L'amour déserte ces deux femmes qui, exaspérées par leur ressemblance, ne savent se passer l'une de l'autre. Elles se téléphonent. Christine l'accuse d'étouffement, alors que sa liberté, soumise à des amants velléitaires, s'effrite dans les méandres compliqués de relations plus sexuelles qu'amoureuses. L'une à Montréal, l'autre à Vancouver, elles finiront par se rejoindre, l'une a vieilli, l'autre a mûri. La mère mourra, la fille devient schizophrène. Le père poursuit de cahotantes liaisons, lui non plus ne sachant vivre seul.
Ce n'est pas simple de décrire une histoire terriblement humaine, émaillée de tous les manques et traumatismes que subit une jeune femme désemparée. Qui aime la musique, la littérature, les équations algébriques. Avant tout, qui aime la vie, ne sait comment la poursuivre sans se blesser. Elle s'enferme dans des lieux hasardeux, chambres misérables et bars louches. Des sons l'assaillent — l'aum. Elle court dans la nuit pour fuir un homme trop lâche pour l'aimer en retour. Jeune femme allant à contre-courant des normes établies et, là encore, qu'elle fuit pour ne pas grandir. Éternelle étudiante sporadique, éternelle petite fille qu'étouffe une mère abusive, un père constamment présent quand il s'agit d'alimenter sa paresse pathologique.
Roman que portent les expériences difficiles de la vie, la fiction ayant ici peu de place. Dire que le cas de Christine nous a passionnée outre mesure serait excessif. On y perdrait notre compassion ressentie pour l'ensemble des êtres humains. La façon qu'ils ont de se blesser mortellement à des pièges tendus sur leur route épineuse, de ressusciter miraculeusement quand plus rien ne les y incite, quand plus personne ne s'y attend, surtout pas eux.
Depuis la parution de son premier roman, on suit le parcours tantôt réaliste, tantôt idéaliste de Marie-Christine Arbour, on songe à Bergson. L'intelligence analytique dont l'écrivaine fait preuve, son courage sans concession à exposer ses malheurs, ses espoirs qui rebondissent d'un livre à l'autre, servis par une écriture incisive, toujours à la mesure de ses démesures humaines. Un des aspects plaisants du roman, c'est que le ton ne s'appuie sur aucun style particulier, poésie symboliste et réflexions piaculaires s'y confondent, aucune mode ne parvenant à défigurer ses propos. Phrases longues ou courtes, tels les cheveux de la narratrice, on aime ou pas. On lit ou pas. On a lu, on a aimé.
Schizo, Marie-Christine Arbour
Les Éditions Triptyque, Montréal, 2014, 288 pages.
Je me suis régalé. Rien à dire, à part " où se trouve la librairie la plus proche?"
RépondreSupprimerYannick Monrosé
Merci Yannick. La librairie la plus proche ? À Paris!
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