samedi 16 février 2008

Éternel Roméo


L'adage disant que l'amour est aveugle convient parfaitement au dernier roman de Pierre Gariépy, Lomer Odyssée. Le narrateur a seize ans, l'âge du héros de Shakespeare, sauf qu'il n'habite pas une maison bourgeoise du quinzième siècle. Il vogue sur un cargo à l'époque où la vie des marins ne valaient pas tripette, ces hommes-là n'ayant même pas le désir de découvrir des terres vierges. Ils partaient pour changer d'horizon, pour aborder des îles propices au repos du guerrier, puis continuaient leur périple aventureux et sans but. Accompagnés de leur maîtresse la mer, indomptée comme eux, ils faisaient le tour de la terre. La vie d'un mousse de seize ans dépendait de ces rustres qui avaient renié père et mère. Lomer échappera à leurs mauvais traitements en se faisant le scribe de chacun d'eux. Pour ces analphabètes, il écrit des lettres à d'improbables destinataires. Il comprend très vite que le cœur de ces hommes abrutis par l'alcool, abêtis par le vice, est à la fois rempli d'amour et de haine pour un destin perdu d'avance. Celui de Lomer va basculer un soir où il entendra un cri tonitruant poussé par une femme «surgie de nulle part». Il l'apercevra «presque pliée en deux, se traînant le long du quai, du sang au visage...», elle lui fait peur. Il n'empêche qu'à partir de ce cri terrifiant, il tombe amoureux fou de cette femme qui «avait chez elle comme un air de fin de millénaire, une décadence intégrale, des ruines et des ruines comme toute une civilisation enfouie dans la jungle de son corps profané...». Il quittera le cargo et la suivra jusqu'à sa fin tragique.

C'est dans un parcours étourdissant et vertigineux que nous entraîne l'auteur. Entre le port, entre beuveries et fumerie d'opium, entre l'épave d'un navire où Gueuse et Petit se réfugient pour vivre un amour extravagant. Gueuse est une vieille putain qui provoque la compassion tant elle est misérable, démunie de son rôle de jeune femme qu'elle a dû être à un moment de sa vie. Comment peut-on tomber aussi bas ? Petit ne se pose aucune question, il aime aveuglément ce tas de chair - ses seins «débordaient parfois, comme des volcans en éruption...» - abîmée par les vicissitudes d'une existence ravagée. Il la suit dans une débauche jamais rassasiée. Pour avoir un peu d'argent, elle couche avec d'autres hommes que Petit feint d'ignorer. Il ferme les yeux sur ses escapades nocturnes et, avec un lyrisme passionné, comme pour conjurer un sort peu enviable, Petit glorifie sa beauté, tout en elle - croit-il - représente la femme éternelle. En fait, il se crée un rêve que seul son âge lui permet. En s'abandonnant à sa Gueuse affamée de bière, d'hommes, d'opium, il pourchasse des femmes qui ont manqué à son enfance, à son adolescence : la mère, la sœur, l'amante. Étrangement, Gueuse, plutôt laconique, symbolise aussi les rapports qu'un être âgé partage avec beaucoup plus jeune que soi. À l'inverse, va se vivre la courte relation de Lomer avec une jeune «Démone» à la fin de l'histoire : il deviendra Gueuse et elle Petite. Malgré sa vie infâme, Gueuse possède en elle la sagesse du monde, une certaine poésie qu'elle extériorise dans des réflexions savoureuses.

L'histoire de ce couple pour le moins insolite plonge dans des excès dont les deux protagonistes ne peuvent se passer. Surtout Petit, car il doit à tout prix sauvegarder son rêve d'une sombre réalité qui lui serait insupportable sans la présence fantasmée d'une femme anonyme. Gueuse entraînera le jeune homme dans les bas-fonds d'une ville jamais nommée, pas plus que ne le sont le port et l'époque. Quelques indices par-ci par-là nous indiquent que les lieux et le temps, eux aussi, sont aveugles. Ce qui importe, semble dire Pierre Gariépy, c'est l'amour incommensurable qui lie un homme et une femme prisonniers d'une situation désespérée d'où ils ne pourront jamais s'échapper. À la manière de Céline, ces deux-là tendent les bras vers le bout de leur propre nuit, constamment éclairée par les étoiles. Ils ne sont libres que lorsqu'ils pénètrent dans un univers interlope, comme si leurs sentiments illégaux étaient voués à une destruction finale. Ils se marieront mais n'auront point d'enfants. Ce mariage face aux étoiles, dépeint par l'auteur, est l'une des scènes les plus extrêmes, émouvantes du livre. Cela aurait dû être obscène, cela ne l'est pas. C'est d'une beauté insolente quand Gueuse déflore Petit. On pourrait amener d'autres tableaux mémorables à couper le souffle du lecteur : le tatouage du nom de Gueuse par un vieux Malais sur le sexe bandé de Petit ; la rencontre de Petit avec le père géant empaillé de Gueuse qu'ils ramèneront sur leur vieille épave. Cinquante ans plus tard, la mort de Lomer dans l'incendie du squat qu'il habite avec la jeune «Démone». Le feu et l'eau, éléments opposés mais complémentaires à toute vie, aussi sordide soit-elle.

L'écriture saccadée, syncopée de mots lyriques, portée par une violence poétique incantatoire, donne à ce roman une intensité rarement égalée - jamais vulgaire - dans ce qui s'écrit aujourd'hui. Diverses émotions d'acceptation et de refus secouent le lecteur. On se dit, ce n'est pas possible un tel amour incandescent, cet hymne envoûtant à la beauté fanée d'une femme déchue, coupable de tous les vices humains. Et voilà, soudain, que la perversion est purifiée par les flammes. Les cendres de Lomer seront emportées par «un drôle de vent» dans l'océan où l'attend sa Gueuse. Les corps des deux amants remonteront vers le soleil, comme l'avait prédit la vieille putain à son jeune marin. Ils vont fumer des américaines, «éclairer l'horizon».

Ainsi, cet amour incommensurable passera-t-il à l'éternité grâce à l'éditeur, André Vanasse, qui a eu l'audace de publier un roman autant impudique que préservé de toute atteinte à la morale des bien-pensants. Malgré soi, on respire de bonheur qu'une telle histoire démoniaque ait embelli un port, une ville d'un siècle révolu. On aimerait trouver les morceaux d'une rambarde de la vieille épave, balcon consumé de ce Roméo éternel, de cette Juliette dépravée.



Lomer Odyssée, Pierre Gariépy
XYZ éditeur, Montréal, 2007, 118 pages

mardi 5 février 2008

L'homme invisible


D'abord, le majestueux chat noir trônant sur la couverture, nous invite à lire le titre poétique du roman, Murmures d'eaux. On pense au clapotis d'une source jouant sur des pierres moussues... Le chat insiste et dresse les oreilles au-dessous du nom de l'auteure : Marie-Claude Gagnon. On n'y échappe pas, on va ouvrir les pages, pénétrer dans une histoire dotée de parfums que distille chaque court chapitre sous-titré du nom d'un flacon aux essences spécifiques que fabrique Irène, parfumeuse allurée, peu encline à se laisser duper par la réalité. Chaque fois qu'elle rentre ou sort de sa parfumerie, appelée Murmures d'eaux, on a l'impression d'un courant d'air odoriférant. Fragrances rares qu'elle soumet à des clients ou clientes de passage. Ce n'est pas étonnant qu'un homme joue les voyeurs, la regarde aller et venir par le trou d'un mur de la boutique. Irène, intuitive et sensuelle, surveille cet homme qui lui parle comme du haut d'un nuage qui le protégerait de la séduction se dégageant de la jeune femme. Un jour, il lui confie qu'il s'appelle Fernand, qu'il a eu un accident, que son visage n'existe plus. On se demande si sa présence éthérée n'appartient pas à un rêve qu'aurait fait la parfumeuse pour mieux se séparer de Violetta, son ex-compagne. Aime-t-elle les femmes ou les parfums ? Les uns n'allant pas sans les autres, Irène se consacre à la fabrication d'eaux de toilette qu'elle baptise de noms délicieux : Falle à l'air, Défense de stationner, Aux côtés d'une joie, pour ne nommer que ceux-là. Cette passion de créer des eaux aux effluves personnalisés l'éloigne de l'univers féminin de Violetta pour la faire entrer dans l'univers, plus rude, d'hommes qui fréquentent sa parfumerie pour le plaisir de la voir, de humer des bouquets opulents.

Il y a le propriétaire de sa boutique, Nicolas Loiseau, qui se pâme sur ses mains, sur les arômes s'exhalant des murs au point qu'il s'en va le sourire aux lèvres, ce sourire particulier aux amoureux. Irène ne comprend pas très bien sa venue, elle est certaine que l'homme derrière le mur y est pour quelque chose. Plus tard, un autre homme surgira un peu du hasard, «un chaman appelé Lynx» lui confiera Fernand. Ils se sont connus quand ce dernier «[...] avait un visage.» Qui croire ? s'interroge Irène, «[...] les chamans changeant d'aspect pour de courtes périodes.» Il y aussi Blaireau, le maître chaman de Lynx, qui nous vaut deux chapitres sur la joie d'«élaborer un parfum» pour l'amant qu'on attend. Sur la fusion Fernand-Lynx. Sur les éclats de rire de Blaireau et Lynx, lors de leur rupture. Ne reste qu'une fille qui passe, hors saison, «parfumée à la Brunante

Pendant que ces hommes se superposent à la vie professionnelle d'Irène - on ne quitte jamais la parfumerie -, des clientes se présentent pour choisir un parfum ou une eau de toilette. Un sent-bon, demande la femme à la voix calcinée. À cause d'une dépression nerveuse, «On vient de lui enlever ses enfants, elle ne les reverra plus.» «Pour la route, la parfumeuse lui offre une eau de toilette de la ligne Soliloque.» Plus tôt, une femme pressée désirait «de la mousse de chêne». Elle reviendra, repartira, toujours trop pressée et brûlée par l'insomnie. Un décalage et ses failles s'instaure entre le monde angoissé des femmes et celui plus insouciant des hommes. Qui parle ? Ce n'est plus Irène, la parfumeuse, mais l'auteure, Marie-Claude Gagnon, qui, à travers une histoire de murmures et de métamorphoses, nous dit gravement que le poids du monde, depuis la nuit des temps, repose sur les épaules des femmes, sa légèreté plus souvent sur les épaules des hommes.

Pour retenir l'attention de Fernand-Lynx, Irène utilise la méthode de Schéhérazade : elle lui lit de courts textes de son cru, des textes où la réalité implacable gouverne chaque jour, efface momentanément les senteurs fugaces flottant dans la boutique. On sait combien cette manière de conter peut charmer Fernand qui, dans sa vie, en a vu d'autres et s'ennuie derrière son mur. D'autant qu'il considérait les femmes «comme une race dangereuse pour l'humanité». Persuasive, la voix de Marie-Claude Gagnon se faufile dans celle de son amoureux pour nous affirmer que les femmes ne sont pas différentes des hommes, entre qualités et défauts. Ainsi, l'auteure propage des messages sur l'amitié, l'amour, la politique ; sur les rêves éveillés qui tiennent tant de place dans le livre. Ce sont eux qui permettent d'inventer des métamorphoses entre Fernand et Lynx, entre Fernand et Nicolas Loiseau. De qui est amoureuse Irène ? Des parfums et du temps qui passe. Des hommes pas tout à fait vrais. Des filles d'été «aux cheveux noirs et courts.» De la chatte Mercure, morte d'une maladie des reins.

Ce roman complexe à l'écriture autant majestueuse que le chat à l'affût sur la couverture, mérite une lecture attentive. Sous ses airs d'effleurer ce qui compose une vie sans surprise, Marie-Claude Gagnon se penche sur la misère inconcevable de l'être humain. Derrière les portraits de deux hommes - Fernand et Lynx - qui se recoupent, derrière des femmes qui entrent et sortent de son commerce - Irène et la parfumeuse ne se dédoublent-elles pas elles aussi ? -, l'auteure nous convie à suivre Nicolas Loiseau, symbole d'une réalité morose qui, de nos jours empreints de scepticisme, n'échappe à personne.



Murmures d'eaux
, Marie-Claude Gagnon
Hurtubise HMH, Montréal, 2008, 138 pages